
La Camorra à Naples, la ’Ndrangheta en Calabre, Cosa Nostra en Sicile et Sacra Corona Unita dans les Pouilles, les quatre principales mafias du sud du pays n’hésitent pas à menacer de mort ceux qui révèlent au grand jour leurs agissements criminels. Au total, une dizaine de journalistes travaillent sous protection policière. Intimidations, lettres anonymes, pneus crevés, voitures rayées s’y comptent par centaines.
En septembre 2007, Lirio Abbate a échappé à une tentative d’attentat après qu’une bombe a été découverte sous sa voiture, en bas de chez lui. Un mois plus tard, un chef mafieux l’a menacé en public, lors d’un procès. Il poursuit aujourd’hui son travail, malgré les intimidations, et deux gardes du corps l’accompagnent partout.
Interview :
Lors d’une précédente rencontre, il y a quelques mois, vous nous aviez dit que vous seriez peut-être forcé de quitter la Sicile un jour. Pourtant, vous êtes toujours là.
Tant que l’État m’accordera sa protection, je continuerai à travailler ici, en Sicile. D’abord parce que l’agence Ansa me permet de suivre les plus importantes enquêtes judiciaires en cours dans les trois régions du Sud italien : la Sicile, la Calabre et la Campanie. C’est là que les mafias sont les plus puissantes et que les collusions entre mafieux et politiques sont les plus agissantes. L’information y est malheureusement insuffisante. Et il ne faut pas oublier que, dans le sud de l’Italie, certains médias sont dirigés par des personnes qui, accusées de complicité avec des organisations mafieuses, font l’objet d’enquêtes judiciaires. La mafia recycle aussi de l’argent sale dans le milieu de la presse et de l’édition, s’offrant par la même occasion la possibilité de contrôler l’information.
Comment êtes-vous devenu un spécialiste de la mafia ? Vous êtes peu nombreux en Italie à travailler uniquement sur cette question ?
J’ai commencé à m’intéresser à la mafia en 1990. J’avais 19 ans. J’ai appris à me familiariser avec cet univers en fréquentant les tribunaux et les bureaux des magistrats. Francesco La Licata, correspondant du quotidien national La Stampa, grand connaisseur de Cosa Nostra et ami du juge Giovanni Falcone, a été un vrai guide pour moi. Mon « maître de mafia » en quelque sorte.
Vous avez été victime d’une tentative d’attentat en septembre 2007, mais c’est surtout lors du procès du chef mafieux Leoluca Bagarella que vous avez pris au sérieux les menaces qui pesaient sur vous ? Que s’est-il passé lors de ce procès ?
Le visage de la mafia est réapparu dans ma vie, plus menaçant et plus tangible que jamais, un matin d’octobre, dans une prison à haute sécurité. Le big boss Leoluca Bagarella, accusé d’être à l’origine de centaines d’assassinats, a demandé et obtenu la parole à la fin d’un procès intenté contre lui. Il m’a alors accusé directement et publiquement. Il savait que j’étais l’auteur d’une dépêche qui le concernait. Or, je continue à me demander comment un détenu, placé en isolement dans une prison à haute sécurité, a pu savoir qu’une information reprise par l’ensemble des médias avait d’abord été diffusée par l’agence Ansa. Et, surtout, comment savait-il que j’en étais l’auteur ? Cela reste un mystère sur lequel j’invite les magistrats à se pencher. Bagarella, dont l’intervention était retransmise en vidéoconférence, a évoqué « l’homme de l’Ansa de Palerme » et pointé directement son doigt sur moi. Bagarella, le chef mafieux de Corleone, le beau-frère de Totò Riina, l’homme qui a organisé tant de massacres, est sorti de l’ombre pour me menacer ouvertement.
« Les chefs mafieux se nourrissent du mythe qu’ils incarnent. Cela vaut pour de simples tueurs à gages. Pendant leur procès, ils chantent leurs propres louanges. »
La presse italienne regorge d’informations sur la mafia, pourtant celle-ci ne s’en prend pas systématiquement aux journalistes. Qu’est ce qui déclenche, à un moment donné, les représailles ?
Les chefs mafieux se nourrissent du mythe qu’ils incarnent. Cela vaut pour de simples tueurs à gages. Pendant leurs procès, ils chantent leurs propres louanges et se vantent de leurs agissements criminels. Mais si quelqu’un dévoile leurs contacts ou leurs complices dans la prétendue « bonne société », ou établit la liste de leurs biens et de leurs richesses, alors là ils se fâchent vraiment et cherchent à se venger. C’est aussi un signe de peur et d’inquiétude de leur part. Les clans sont épuisés par les enquêtes des magistrats et affaiblis par des condamnations à la réclusion perpétuelle ou les saisies de biens.
Dans le livre « I Complici », que j’ai écrit avec mon confrère Peter Gomez, nous dévoilons cette mécanique. Nous n’avons rien voulu taire, surtout pas les noms des personnes concernées. Les hommes politiques italiens n’en ont visiblement tiré aucun enseignement. Ceux qui ont trempé dans des histoires mafieuses continuent de se présenter aux élections. Les seuls qui ont réagi après la publication du livre sont les mafieux : les menaces dont j’ai fait l’objet reflètent en quelque sorte la réalité du milieu criminel italien.
Pourquoi refont-elles surface aujourd’hui ? La situation semblait s’être calmée depuis la période noire des assassinats politiques, au début des années 1990.
Il ne faut pas oublier que, pendant des décennies, les mafieux ont taché les rues de la Sicile du sang d’hommes politiques, de syndicalistes, de magistrats, de prêtres et de journalistes. Des hommes et des femmes ont été tués parce qu’ils ont osé jeter un œil indiscret sur leur business. Et puis, c’est vrai, les choses ont paru se calmer, tomber dans l’oubli.
Mais récemment, les journalistes ont enfin commencé à se demander pourquoi les collusions étaient si étroites entre organisations criminelles et société civile. Pourquoi des hommes politiques, mais aussi des médecins et des représentants de plusieurs catégories professionnelles avaient des liens étroits avec la mafia. Les mafieux ont alors recommencé à se faire entendre, parfois même à se montrer publiquement avec l’effronterie qui les caractérise. Et les menaces de mort, les intimidations ont repris. L’attentat en bas de chez moi a été organisé pour me tuer.
« Les campagnes médiatiques orchestrées par les mafias ne sont possibles que grâce à la collaboration de journalistes complaisants, complices. »
Quelle est la limite à ne pas franchir lorsqu’on travaille sur le crime organisé ? Peut-on dire sans risque d’une personne qu’elle a des collusions avec la mafia ?
Nous avons le devoir d’informer les citoyens sur ceux qui administrent les affaires publiques, siègent au Parlement et votent les lois de notre pays. Documents en main, le journaliste dispose d’une marge de manœuvre énorme par rapport aux magistrats ou aux enquêteurs. Ces derniers ne peuvent agir que si des lois ont été violées. Or, très souvent, il est difficile d’obtenir une preuve contre quelqu’un. Quand un homme politique partage son déjeuner ou son dîner avec un chef mafieux, il ne commet aucun délit. Mais un journaliste qui le découvre a le droit de le raconter.
Le problème est que tous les journalistes en Italie ne partagent pas les mêmes convictions. Des retranscriptions d’écoutes administratives de conversations entre des mafieux ont révélé les stratégies d’encerclement mises au point par la Camorra et Cosa Nostra. Les mafias orchestrent de véritables campagnes médiatiques pour lutter contre les lois qui pourraient leur nuire, pour dénigrer les magistrats ou les enquêteurs qui s’en prennent à leurs activités. Or, ces campagnes ne sont possibles que grâce à la collaboration de journalistes complaisants, complices, voire amis des boss mafieux.
Vous avez été victime d’une tentative d’attentat, mais la mafia utilise-t-elle d’autres moyens plus discrets pour faire taire les journalistes ?
Ceux qui comptent vraiment, contrôlent souvent une partie de l’économie d’une ville ou d’une région. Lorsqu’un journal ose dénoncer leurs agissements, il prend le risque de perdre le soutien des entreprises qui achètent de la publicité dans ses colonnes. Un directeur de média courageux peut vite se retrouver au bord de la faillite.
À la différence d’autres confrères menacés dans la région, vous travaillez pour une agence de presse mondialement connue. Est-ce une protection supplémentaire ?
Bien sûr. En travaillant pour une agence, on n’est pas connu du grand public puisqu’on ne signe pas ses papiers. Même si les menaces proférées par Bagarella et le fait qu’il connaisse mon identité montrent que cette protection est relative.
Les journalistes siciliens sont-ils solidaires ?
Le syndicat local des journalistes est présent. Si tous n’apprécient pas mon travail, une majorité de confrères sont heureusement solidaires des journalistes intègres. Et ils sont nombreux dans ce cas en Sicile.
Comment faites-vous pour continuer à recueillir des informations sur un sujet aussi délicat que le crime organisé en étant accompagné en permanence de gardes du corps ?
Je trouve toujours une manière de contacter mes sources. Après un an et demi de protection policière, j’ai appris beaucoup de choses et peut-être que lorsque je n’aurai plus besoin d’une escorte, je pourrai écrire un manuel pour mes confrères qui vivront une situation similaire. Je pourrai intituler ce livre « Comment réussir à publier des scoops malgré une escorte ».
Vous avez une famille, comment vit-elle cette situation ?
Pas bien, mais je ne veux pas trop en parler.
Pourquoi continuez-vous ?
Je suis têtu. Je veux aller au fond des choses, ne pas me déclarer vaincu. Et puis, eux, je ne veux pas les laisser tranquilles.
Source : interview par Silvia Benedetti et Jean-François Julliard (2008)