Arracher les jeunes à la mafia napolitaine : tel est le combat quotidien de Don Luigi Merola. Un engagement qui oblige ce prêtre plusieurs fois menacé de mort à vivre sous escorte.
Don Luigi Merola jaillit de sa Lancia grise blindée, col romain dégrafé, filet bourré de ballons de foot à l’épaule et gardes du corps sur les talons. Il est en retard et s’en excuse. Il rentre d’un séjour sur l’île d’Ischia, toute proche de Naples, avec les gamins de la Voix des enfants, la fondation qu’il a créée en 2007. On l’attend à Caserte, où une antenne de son association est en projet. C’est ainsi: « Don Lui », comme l’appellent ses ouailles, 39 ans, zappe sans cesse de rendez-vous en colloques, de son église à sa fondation.
Prêtre de la paroisse napolitaine de San Borromeo alle Brecce depuis septembre 2010, l’énergique trentenaire aux fines lunettes est aussi chapelain de la gare centrale. C’est aux enfants de ces quartiers miséreux qu’il donne son temps, son dynamisme, sa vie, pour qu’ils ne tombent pas, comme leurs pères, dans les rets de la Camorra, la mafia napolitaine. « Mon objectif, c’est de retirer leur main-d’oeuvre aux boss », martèle-t-il. Pas si simple quand un gamin de 6 ans peut gagner 100 euros par semaine en faisant le guetteur pour les dealers…
La Camorra, « ce cancer qui dévore la Campanie« , le père Merola s’y frotte depuis sa propre enfance. Avec ses trois frères, il a grandi à Villaricca, puis à Marano di Napoli, fief des familles Nuvoletta et Polverino, entre papa Giuseppe, ouvrier en bâtiment, et mamma Rosetta, mère au foyer, puis assistante dans un cabinet médical. Luigi n’a jamais rêvé de manier la kalachnikov. Il voulait être médecin. Ou carabinier. Il est devenu « docteur de l’âme ».
Ordonné prêtre à 23 ans, il est parachuté dans sa paroisse natale de Marano, où il se lance dans une croisade contre l’usure, une pratique mafieuse très courante dans la région. Parce que, d’après lui, « les yeux sont faits pour voir, les oreilles pour entendre, la bouche pour parler ». Pareil credo vaut arrêt de mort sur ces terres mutiques. En janvier 2000, Don Luigi en sera quitte pour un avertissement musclé et quelques ecchymoses. Dix mois plus tard, il est envoyé à Forcella, dédale d’étroites ruelles lépreuses qui serpentent entre la gare centrale de Naples et le Dôme.La Camorra est chez elle dans ces familles où la nourrituremanque parfois et où les soins médicaux sont un luxe. « Pour acheter leur silence, elle paie arriérés de loyers et impôts », précise le prêtre. Ici, 40 % des hommes sont affiliés aux réseaux camorristes.
Luigi Merola les défie, leur refuse les sacrements de l’Eglise, dénonce les dealers de la piazza Sant’Arcangelo a Baiano. Vingt-cinq d’entre eux sont arrêtés en 2003. Quelques mois plus tard, le jeune prêtre échappe à un guet-apens. Deux jeunes coiffés de casques de motard et armés d’un pistolet l’attendent devant chez lui. « Tu es mort! » lui lâchent-ils. Mais l’arme s’enraie. « J’ai reçu des lettres anonymes accompagnées de balles et des SMS de menaces, raconte Don Luigi. J’ai aussi trouvé des crucifix jetés au sol, devant mon église de San Giorgio ai Mannesi. »
L’homme de main chargé de l’exécution craque
C’est là, à deux pas de la rue qui grimpe vers la cathédrale, qu’Annalisa Durante, une jolie blonde aux yeux clairs de 14 ans, prend le frais avec sa cousine et une amie, le 27 mars 2004. Soudain, deux scooters déboulent à la poursuite d’un homme. Il s’appelle Salvatore Giuliano, et il est le neveu de Luigi Giuliano, l’ancien boss de Forcella qui a choisi de collaborer avec la justice. Des coups de feu claquent. Annalisa, touchée en pleine tête, meurt après deux jours de coma.
Le jour des funérailles, le père Merola crie sa colère, contre la violence aveugle des mafieux sans foi ni loi, et aussi contre l’Etat, si passif qu’il en devient complice. Forcella obtient enfin l’école tant attendue, une ludothèque et même un théâtre. « A Naples, il faut mourir pour être écouté », dit tristement Don Lui. La Camorra, elle, voit rouge. Cette fois, ordre est donné « de tuer sur son autel » ce curé capable de la toiser. Mais Salvatore, l’homme de main chargé de l’exécution, craque. « En t’écoutant, dans ton église, parler du fils prodigue, je ne me suis pas senti le courage d’aller au bout de ma mission », écrira-t-il, quatre ans plus tard, au père Merola dans une lettre de contrition.
La mort dans l’âme, Don Luigi doit changer de vie. Laisser au garage sa moto Honda Shadow, cadeau de son frère Gennaro, et circuler désormais en voiture blindée, accompagné de ses « anges gardiens terrestres », les carabiniers Pasquale et Giuseppe. En 2007, il quitte Forcella « pour raison de sécurité ». Direction Rome et le ministère de l’Education, où il planche sur l’enseignement de la légalité et de la citoyenneté. Mais son coeur reste à Naples, où il crée la Voix des enfants.
La fondation s’installe dans une vaste maison aux murs ocre du quartier d’Arenaccia, la villa Bambu, naguère propriété du boss du quartier, le roi du vidéo poker Raffaele Brancaccio, arrêté en 2000. Dans cette demeure de 500 mètres carrés, 80 gamins de 6 à 16 ans bénéficient d’un soutien scolaire quotidien, apprennent l’anglais ou le français et suivent des cours d’informatique. Ils peuvent aussi consulter une psychologue ou jouer au foot sur le terrain en synthétique qui a remplacé le zoo personnel du chef de clan. A Pompéi, la fondation du père Merola accueille 40 garçons et filles dans des locaux confisqués, ceux-là, au clan Cesarano.
Don Luigi a bien d’autres projets: deux structures destinées aux rejetons d’immigrés vont ouvrir à Vérone et Pescara, dans le nord et le centre du pays; à Naples, il espère obtenir le droit de construire un vaste dortoir sur le terrain adjacent à la villa. « Grâce aux dons privés uniquement, car nous ne recevons aucune subvention publique », précise le prêtre, qui reverse à l’association ses 900 euros de revenu mensuel.
Dans sa « lutte contre le mal », David-Luigi compte les points marqués contre le Goliath mafieux. Les enfants arrachés à la délinquance, tels Marco le musicien ou Sasy, devenu volontaire à la fondation. Les camorristes rentrés dans le droit chemin, aussi, comme Tonino, ex-homme de main des Giuliano, ou l’ancien boss Luigi Giuliano, qui a confié au père Merola son désir de témoigner dans les écoles, de dire aux enfants que la Camorra est morte. C’est beaucoup. Et si peu. Pas assez, en tout cas, pour rassurer la mère du prêtre. Tous les soirs, dans sa maison de Marano di Napoli, mamma Rosetta guette le retour de son fils, la peur au ventre.
Pino Puglisi, père courage
Quand, en 1990, l’Eglise cherchait un volontaire pour Brancaccio, banlieue poubelle de Palerme, en Sicile, il fut le seul. Le père Pino Puglisi n’avait à opposer à la Mafia que son énergie indomptable et son sourire, naïf et lumineux. Mais pour les redoutables frères Graviano, qui tenaient le quartier comme des proxénètes, c’était déjà trop. Avec les jeunes, le padre Pino discutait de Dieu, de drogue, de sexualité, de foot et de rock’n’roll. Il voulait les extraire d’un destin tout tracé, bâtir un collège à Brancaccio. Il rejetait cette Eglise qui, maintes fois, avait entretenu des relations ambivalentes avec des mafieux aussi dévots que des bénédictins. Peu à peu, ont commencé les lettres anonymes, les menaces. Le 15 septembre 1993, le jour de ses 56 ans, le padre Pino est exécuté devant chez lui par les hommes des frères Graviano. En une seconde qui a duré une éternité, l’assassin, Salvatore Grigoli, n’a vu que son sourire. Puis il a entendu ces mots, paisibles, qui le hantent encore aujourd’hui : « Je m’y attendais… » Sans un bruit, le petit père a glissé du sourire à la mort.
Delphine Saubaber
Source : Anne Vidalie, L’Express.fr