Mafia: Chemin de croix pour le capitaine


Les juges Falcone et Borsellino ne sont pas les seuls à avoir payé de leur vie le combat contre la Mafia. En Sicile, L’Express exhume le meurtre du carabinier Basile et sa série de cadavres. 

Certains jours, le général Tito Baldo Honorati abandonne son regard au fond de son assiette et se met à chialer comme un gosse. « Moi, je mange mes pâtes, et Emanuele, lui, n’est plus là… » se lamente-t-il. Tito Baldo Honorati, 74 ans, a vécu à hauteur de bitume la guerre sanglante menée par Cosa Nostra à l’Etat italien dans les années 1980. Mais, rien à faire, voilà trente ans que l’histoire maudite du capitaine Basile lui reste sur l’estomac.

Emanuele Basile

Emanuele Basile, son ami, était carabinier à Monreale, petite ville située à moins de 10 kilomètres à l’ouest de Palerme. Pas du genre rigolard, le jeune diplômé de l’académie militaire de Modène: un courage d’acier sous un poitrail un peu rondouillard, une maturité et une calvitie naissante peu conformes avec sa tout juste trentaine, l’uniforme noir au liseré rouge couturé au corps, lorsque tant de ses collègues aimaient remiser la tenue de service le temps d’une partie de foot. Et puis ce réflexe de regarder à toute heure par-dessus son épaule, pour mieux parer les coups de crosse des capi du clan des Corléonais dont il avait mis au jour les trafics – de drogue, essentiellement – et quil traitait avec le même froid mépris que des voleurs de poules… Non, le capitano ne plaisantait pas avec la légalité. « Mais moi, j’arrivais à le faire sourire… » se souvient Tito.

Le soir du 4 mai 1980, au milieu des flonflons de la fête du Santissimo Crocifisso de Monreale, Tito a lancé sa dernière plaisanterie à son ami: « Eh! Emanuele! tu sais que même lui ne pourra rien pour toi quand le moment sera venu? » a-t-il lâché en désignant le large crucifix en tête de la procession. Basile a fait mine de ne rien entendre, bien sûr, se mêlant au ruban de fidèles encapuchonnés de blanc. Le « moment » est venu quelques minutes plus tard, quand trois tireurs ont fait feu sur lui alors qu’il rejoignait son domicile, à la caserne. Tito avait raison: ni Dieu, ni ses collègues, ni les médecins n’ont pu sauver le malheureux. « Aiutami, Silvana… » (« Aide-moi, Silvana »), a-t-il eu le temps de souffler à son épouse avant de s’effondrer, emportant dans sa chute leur petite fille de 4 ans, Barbara, sortie miraculeusement indemne du carnage.

La justice non plus n’a pas fait grand-chose pour le jeune gradé venu des Pouilles. Enfin, disons qu’elle a pris tout son temps. Le deuxième acte du drame se noue pourtant contre les hommes de main de Cosa Nostra. Peu après l’attentat, Giuseppe Madonia, fils de Francesco Madonia, le boss de San Lorenzo, et ses deux complices, Vincenzo Puccio et Armando Bonanno, sont arrêtés en pleine campagne de Monreale, pantalons crottés et voiture éborgnée par un impact de balle. Interrogés par les gendarmes, les fuyards bonimentent autour d’une invraisemblable histoire de citronniers et de promenade en compagnie de femmes mariées. Pas de chance, les agrumes sont rares du côté de Borgo Molara, et c’est le juge Paolo Borsellino qui dirige l’enquête. Le futur martyr de la cause anti-Mafia, assassiné en 1992, était un ami de Basile. Autant dire qu’il se montre peu sensible au charme du trio de comédiens.

Moins de trois ans après les faits, voici ces derniers grimés en premiers communiants devant la cour d’assises de Palerme. L’ambiance est très tendue, la salle, presque vide. Il pèse alors sur la capitale sicilienne un parfum oppressant de ville occupée. « La population était comme assoupie par ces années de plomb. Elle a changé, un peu, depuis », témoigne Me Francesco Crescimanno, l’avocat de la famille Basile, aussi sec qu’un biscottino à force de se dépenser contre le crime organisé. Posé sur son bureau – à côté d’un agenda « anti-Mafia » toujours plein -, le compte rendu du verdict est un chef-d’oeuvre de mauvaise foi judiciaire. 84 pages de charges accablantes jusqu’à cette conclusion, stupéfiante: les indices sont trop nombreux pour permettre à la cour de prononcer une condamnation. Acquittés! Le texte a l’élégance de souligner le « paradoxe » de la situation… « Grotesque », rage encore l’avocat.

A l’époque, juges, gendarmes, policiers, journalistes, politiques copinaient avec Michele Greco

L’affaire fit du bruit. Puis beaucoup moins. Dans la Sicile de ces années-là, les procès arrangés, « aggiustati » comme on dit là-bas, étaient loin d’être l’exception. « A l’époque, juges, gendarmes, policiers, journalistes, politiques copinaient avec Michele Greco, le parrain de la famille palermitaine des Ciaculli. Même le cardinal de Palerme fréquentait sa maison de campagne », se souvient Attilio Bolzoni, journaliste et écrivain spécialiste de Cosa Nostra, et l’un des derniers à avoir rencontré le carabinier avant son assassinat.

Condamné en appel à la réclusion à perpétuité, le trio s’en sort à nouveau quand la Cour de cassation, alors présidée par Corrado Carnevale, un magistrat à la réputation sulfureuse toujours en activité, décide de casser le procès pour un obscur vice de procédure. Il faudra douze ans, sept décisions de justice et presque autant de cadavres pour que la vérité soit établie. Le 14 novembre 1992, la Cour de cassation confirme enfin la sentence : l’incorruptible a bien été exécuté par Madonia, Puccio et Bonanno, sur ordre de Francesco Madonia et de Toto Riina, le boss sanguinaire de Cosa Nostra, soupçonné d’avoir commandité les meurtres de plus de mille personnes durant son règne. Parce qu’il avait déchiffré la nébuleuse des cosche – les familles – corléonaises, dont celle d’Altofonte, Basile gênait. Et il l’a payé de sa vie.

Dans son sillage, cinq autres innocents sont tombés. Antonino Saetta, le juge de la cour d’appel de Palerme qui avait osé prononcer la condamnation des accusés en juin 1988 ? Exécuté trois mois plus tard, avec son fils Stefano, au retour d’un baptême. Mario d’Aleo, le si jovial successeur de Basile à Monreale ? Abattu en plein Palerme, avec deux de ses collègues gendarmes, le 13 juin 1983.

Le déluge de violence n’a pas épargné les coupables. Bonanno a disparu sans laisser de trace, probablement coulé dans le béton ou dissous dans l’acide. Puccio a été massacré à coups de poêle à frire dans sa cellule palermitaine, sur ordre de Toto Riina. Des trois tueurs, seul Madonia croupit aujourd’hui à l’ombre.

Pendant ce temps, les proches des victimes s’arrangent comme ils le peuvent avec leur douleur. Silvana, la veuve de Basile, s’est repliée vers ses Pouilles natales. Roberto, le deuxième fils du juge Saetta, a conservé le bureau en noyer de son père et peste chaque fois qu’il dépasse en voiture la stèle érigée en l’honneur de celui-ci, près de Caltanissetta. « Mais pourquoi ces ignorants ont-ils oublié de graver le prénom de mon frère ? » se demande-t-il. Tito Baldo Honorati, lui, goûte très loin de la Sicile les joies de sa retraite de général, entre footing et bénévolat. Mais non, décidément, ça ne passe pas.

Source : Géraldine Catalano, publié le 23/12/2011, L’Express.fr

Général Tito Baldo HONORATI (à gauche sur la photo)

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