L’instruction menée par le juge Falcone avançait à grands pas. Il épluchait minutieusement des piles d’archives bancaires en s’ingéniant à reconstituer scrupuleusement le cheminement de l’argent et à recouper les données récoltées. Son bureau était recouvert de chèques qu’il inspectait à la loupe en comparant les signatures pour démontrer les liens entre les fraudes, la corruption, corollaires incontournables en matière de blanchiment.
Comme une sorte de père — et il le faisait tous les jours — Rocco Chinnici rendait visite à son équipe pour soutenir leur action et prendre des nouvelles de leurs enquêtes. En sortant du bureau de Falcone, il ne put s’empêcher d’éprouver un grand contentement de lui avoir confié le dossier Spatola-Inzerillo. Il avait compris très vite les hautes capacités intellectuelles et la perspicacité de Giovanni Falcone qui faisait de lui un enquêteur hors pair et talentueux pour instruire des enquêtes d’une infinie complexité. Il était doublement satisfait en constatant que les juges[1] de son Bureau d’instruction responsables d’investigations sur la mafia échangeaient au fur et à mesure leurs informations. Ce grand magistrat avait l’intention d’officialiser une nouvelle culture juridique, mais il devait d’abord faire basculer les barrières administratives et réglementaires afin de combattre l’inertie, l’incompétence crasse ou délibérée de passablement de magistrats du palais de justice. Rocco Chinnici était un meneur qui n’avait rien à voir avec tous ces imposteurs devenus chefs par ambition plutôt que par principe. Il était un patron par nature. Un vrai qui luttait corps et âme contre la sclérose des hiérarchies corporatives. Il abhorrait le système de pouvoir dont s’accommodait la classe dominante.
Ce qui peut nous paraître logique aujourd’hui ne l’était pas à cette époque. En appliquant une vision globale du phénomène mafieux et en liant de fil en aiguille des éléments et de fait les un aux autres, Giovanni Falcone était en train de développer une nouvelle méthode pour instruire des procès contre la mafia. Son arme fatale résidait dans les enquêtes bancaires ; or dans ce monde occulte, il fallait une volonté inébranlable et une détermination à toute épreuve pour transpercer l’obscurité du secret bancaire. Avec une minutie scrupuleuse, Falcone reconstituait le plus infime mouvement bancaire. La récolte des documents nécessaires était compliquée, car chaque directeur tentait par tous les moyens de s’opposer aux perquisitions ordonnées par Falcone. Pour les patrons de ces établissements, cela s’assimilait à la violation du secret de la confession pour un prêtre. Un magistrat était forcé d’attendre des mois après une demande d’autorisation de consulter un simple compte bancaire alors que tous les jours, des centaines de milliers de transactions s’effectuaient en quelques minutes.
À force de voir impuissant les inspecteurs de la brigade financière repartir de leur établissement les bras chargés de documents confidentiels, les plaintes se multiplièrent.
« Vous allez ruiner l’économie de Palerme ! » brailleront certains de la classe dirigeante.
« Une trahison pour la Sicile » vociférera d’autres hauts placés jouant les vierges effarouchées devant ces nouvelles méthodes. La méthode Falcone.
[1] Giovanni Falcone, Paolo Borsellino, Leonardo Guarnotta
Texte soumise aux droits d’auteur © Christian Lovis, Tous droits réservés, février 2016
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