La guerre de la cocaïne des clans monténégrins


En février 2015, Goran Radoman, 37 ans, est abattu alors qu’il se trouve dans son garage à Belgrade, sortant de sa BMW blindée. C’est le début d’une guerre des gangs de Kotor (ville sur la côte adriatique du Monténégro) : les Skaljarski (Škaljari est une rue du centre de Kotor) contre les Kavacki (Kavač est un village près de Kotor).

Ce conflit commence quelques semaines plus tôt en Espagne, après le vol de 200 kilos de cocaïne, dont Radoman est soupçonné d’être l’auteur. Son meurtre n’est que le début d’une longue liste de règlement de comptes (une quarantaine de victimes) dans toute l’Europe (au Monténégro, en Bosnie, en Serbie, en Espagne, en Grèce, en Autriche, en Allemagne, aux Pays-Bas) en vue de s’emparer de l’importation de la cocaïne sud-américaine.

Autrefois associés, les deux clans se sont séparés en 2014 après ce vol de cocaïne à Valence, en Espagne. Cette guerre, par le jeu des alliances, a déstabilisé l’ensemble de la pègre des Balkans, certains policiers et politiciens n’hésitant pas à s’allier aux uns ou aux autres… Les Kavacki se sont associés avec des groupes de hooligans, les « Janissaires » (dirigés par Aleksandar Stanković, jusqu’à son assassinat en 2016) liés à de puissants hommes politiques serbes. Des membres des « Janissaires » ont assuré une partie de la sécurité de la cérémonie d’intronisation d’Aleksandar Vučić comme Président de Serbie. Le fils du Président, Danilo Vučić, est un proche ami d’Aleksandar Vidojević, un des principaux leaders des hooligans. Les Skaljarski, quant à eux, sont associés avec un puissant clan de la pègre serbe, dirigé par Filip Korać.

Aleksandar Stankovic (hooligan serbe "Aleksandar Stankovic")
Aleksandar Stankovic (hooligan serbe « Aleksandar Stankovic »)

Depuis une vingtaine d’années, les organisations criminelles serbes et monténégrines ont mis en place un réseau international et établi des bases évidemment en ex-Yougoslavie, mais également dans plusieurs autres pays européens, aux États-Unis et en Amérique Latine. Les monténégrins notamment sont devenus les spécialistes pour acheminer la cocaïne entre l’Amérique du Sud et l’Europe, et pour blanchir l’argent de ce trafic. Mais en 2009, le plus important parrain de la pègre des Balkans, Darko Šarić est ciblé par l’opération « Balkan Warrior », menée par la DEA et les services de police de Serbie, d’Italie, d’Argentine et d’Uruguay. En fuite, il est finalement arrêté en République Dominicaine en mars 2014 puis expulsé au Monténégro et, de là, extradé vers la Serbie où il est condamné à 20 ans en juillet 2015 puis 15 ans de prison en Appel en décembre 2018. Sa chute crée un vide de pouvoir, vite rempli par la pègre de Kotor, alors unie.

Darko Šarić (© photo Oliver Bunic)
Darko Šarić (© photo Oliver Bunic)

Ainsi en 2010, le caïd et proche associé de Šarić, Dragan « Fric » Dudić, est abattu à Kotor par un membre du clan Skaljarski, Ivan Vračar. Le boss des Skaljarski, Jovan Vukotić, s’empare alors d’une partie de l’empire criminel de Šarić. Mais suite au « vol » des 200 kilos de cocaïne en Espagne, le clan des Skaljarski éclate, provoquant la dissidence de la faction des Kavacki. Les Kavacki auraient utilisé un entrepôt des Skaljarski pour importer la cocaïne : après l’avoir découvert, les Skaljarski sont furieux. Les Kavacki proposent alors un dédommagement, refusé par la faction principale qui s’empare de la cargaison. C’est le début du « schisme » des clans de Kotor. Les règlements de comptes se multiplient, à commencer par celui de Radoman, un Skaljarski, en février 2015.

La même année, les Kavacki recrutent Gregory Michael Ferraris, un sud-africain de 24 ans, qui a tenté d’entrer dans la Légion Étrangère française (il y est refusé notamment du fait de sa cocaïnomanie). Ferraris y rencontre toutefois Aleksandar Marković, membre des Kavacki, qui lui propose un « contrat » pour 50.000 euros : tuer Goran Đuričković, propriétaire de pub et membre des Skaljarski. Mais Ferraris est arrêté, avec des gants et dans une voiture faussement immatriculée, avant même l’exécution de son contrat. Il décide de tout raconter au Procureur… Il est condamné à 5 ans de prison et Marković à 6 ans. La « cible » Đuričković aura lui la vie sauve, contrairement à un de ses proches amis, l’ancien parlementaire monténégrin Saša Marković, abattu en 2015. Le patron de bar est finalement abattu quelques mois plus tard par Srđan Popović, un sniper recruté dans la Republika Srpska, la région serbe de Bosnie. En 2016, un membre important des Skaljarski, Dalibor Đurić, incarcéré pour extorsion, est abattu par un autre sniper alors qu’il se trouve dans la cour de promenade de la prison de Spuž, près de Podgorica. En 2016, le chef des Janissaires (les hooligans de Belgrade), Aleksandar Stanković, est tué au volant de sa voiture. Il n’y a eu aucune arrestation dans cette affaires mais les services de renseignement identifient deux membres des Skaljarski comme les auteurs de l’attaque : Stevan Stamatović et Milić Minja Šaković.

Au lendemain du meurtre, le Ministre de l’Intérieur serbe déclare la « guerre au crime organisé »… mais ciblant essentiellement les Skaljarski et ses alliés !

En septembre 2017, le footballeur Goran Lenac, proche des Kavacki, est tué d’une balle dans la tête par une de ses connaissances, Nikola Mršić, alors qu’il s’entraîne au stade de Kotor. Mršić, membre d’un gang associé aux Skaljarski, sera arrêté en mars 2020 en Serbie. En mars 2018, Davorin Baltić, un Kavacki, est tué dans sa voiture dans un garage souterrain par deux hommes, armés de fusils d’assaut. Sa passagère, une policière, Marija Nikolić, n’est même pas blessée… Après l’attaque, elle a dissimulé l’arme de Baltić et sera poursuivie pour cela. Quelques heures avant le meurtre, elle assistait à une rencontre entre Baltić et Uroš Ljubojević, membre d’un groupe hooligan de Belgrade, les « Janissaires ».

Goran Lenac
Le gardien Goran Lenac assassiné d’une balle dans la tête

Le 4 mars dernier, un Skaljarski est tué et un autre blessé alors qu’ils transportent une bombe dans la banlieue de Podgorica. Une passante est également blessée lors de l’explosion de leur voiture. En septembre 2018, Jovan Vukotić, le chef des Skaljarski, est interpellé en Turquie avec un faux passeport : expulsé vers la Serbie où il est accusé de trafic de cocaïne et soupçonné de plusieurs règlements de comptes. Il a tellement peur d’être empoisonné qu’il demande à Maša Mišić, sa petite-amie, d’apporter ses repas. En décembre dernier, 4 hommes sont interpellés, soupçonnés d’avoir justement voulu empoisonner la nourriture qui lui est apporté. Déguisés en policier, ils ont stoppé le véhicule de Mišić, espérant pouvoir contaminer les plats mais ils n’ont trouvé que des boîtes vides : la jeune femme allant justement chercher les plats dans un restaurant.

En février 2020, il est extradé vers le Monténégro où il est accusé de détention d’armes et de tentative de meurtre. Très affaibli, le clan a préféré s’éparpiller dans d’autres pays européens où ils ont également été ciblés. En janvier dernier, Stevan Stamatović, soupçonné d’être un des tueurs du chef des « Janissaires » Aleksandar Stanković, et Igor Dedović, considéré comme le n°2 des Skaljarski, sont abattus dans un restaurant de la banlieue d’Athènes, devant leurs femmes et enfants. Sans doute le coup fatal contre ce clan criminel ?

Aleksandar Stanković, et Igor Dedović, considéré comme le n°2 des Skaljarski, sont abattus dans un restaurant de la banlieue d'Athènes, devant leurs femmes et enfants
Aleksandar Stanković, et Igor Dedović, considéré comme le n°2 des Skaljarski, sont abattus dans un restaurant de la banlieue d’Athènes, devant leurs femmes et enfants.

Les leaders chez les Skaljarski :

Jovan-Vukotic
Jovan Vukotic (photo Facebook)

– Jovan Vukotić : né en 1980 à Kotor, il est diplômé en technique nautique mais on ignorer s’il a déjà travaillé dans le monde maritime. Il gagne officiellement sa vie en louant des appartements appartenant à sa famille. Vukotić a été reconnu coupable en 2014 de tentative de meurtre pour être entré dans une boîte de nuit en 2002 et avoir fait feu sur les propriétaires (un blessé). Libéré dès 2015, il est arrêté en 2016 pour détention d’arme mais n’a jamais été condamné pour cela. Il a aussi été accusé d’une autre attaque contre une autre boîte de nuit monténégrine, en 2002. Il a été reconnu non-coupable en 2017 mais son frère Igor et un complice ont été condamnés. Arrêté en 2018 en Turquie, Jovan Vukotić est sous enquête pour avoir importé 135 kilos de cocaïne en Grèce. Expulsé en Serbie (dont il a également la nationalité), il est inculpé d’usage de faux passeport. Le caïd a été extradé en février 2020 vers le Monténégro où il est en attente de son procès contre deux membres du clan Kavacki et de l’épouse du leader rival, Radoje Zvicer. Son frère Igor est en fuite, accusé d’association de malfaiteurs. Leur père Veselin a été tué en avril dernier devant le domicile familial de Kotor.

Igor-Dedovic
Igor Dedovic (Photo : Police Serbe)

– Igor Dedović : il a été tué à l’âge de 43 ans à Athènes en janvier 2020. Avant sa mort, il circulait entre ses différents domiciles en Bosnie, en Croatie et au Brésil. En 2018, un tribunal monténégrin l’a condamné à 2 ans et 2 mois de prison pour détention d’armes à feu. Au moment de sa mort, il était également sous enquête au Monténégro pour tentative de meurtre contre un membre des Kavacki en mars 2016 à Kotor.

 

Filip-Korac
Filip Korać (photo Interpol)

– Filip Korać : il est considéré comme un des plus importants caïds de la Serbie, allié aux Skaljarski. Il était le bras-droit du caïd serbe Luka Bojović, dont il a hérité l’empire criminel après l’arrestation de Bojović en Espagne. Korać n’a jamais été condamné pour des affaires graves, ni même n’a été poursuivi jusqu’à janvier 2019 quand la police serbe lance un mandat d’arrêt contre lui pour son implication dans le meurtre d’un autre caïd. Fin de l’année 2019, les charges contre lui sont officiellement abandonnées, faisant enrager le Président serbe, Aleksandar Vučić.

Les leaders des Kavacki :

Slobodan Kašćelan
Slobodan Kašćelan

– Slobodan Kašćelan : Agé de 57 ans, il est né à Kotor où il vit toujours, en libération conditionnelle. En 2016, il a été la cible de tueurs à moto à Novi Sad, en Serbie. En mai 2017, il est poursuivi au Monténégro pour association de malfaiteurs, alors qu’il est déjà recherché pour une fusillade datant de 2010 dans la région de Kotor. Il est arrêté en décembre 2018 à Prague, par les forces spéciales tchèques après être passé par 10 autres pays européens avec de fausses identités. Extradé au Monténégro, il est remis en liberté contre une caution de 500.000 euros en attendant son procès. Condamné à 2 ans et 4 mois de prison pour la fusillade de 2010, cette affaire est en Appel.

 

 

 

Radoje-Zvicer
Radoje Zvicer (photo Police Serbe)

– Radoje Zvicer : Sans doute l’homme le plus discret et le plus secret des deux clans. Agé de 37 ans, né à Kotor, il a passé la plupart de son temps à Belgrade. En 2016, sa femme Tamara est visée lors d’une attaque du clan Skaljarski, alors qu’elle circule avec leur fille.

 

 

 

– Aleksandar Stanković : leader du groupe serbe d’hooligans des « Janissaires », alliés aux Kavacki et supporter du club « FC Partizan » de Belgrade. Surnommé « Vends le Silence », il a été tué lors d’un barrage routier à Belgrade en 2016, provoquant la colère des autorités politiques serbes. En décembre 2017, un violent affrontement a eu lieu entre les Janissaires et un groupe rival croate, envoyé par Filip Korać. En 2013, Stanković a été condamné à 5 ans et 10 mois de prison pour trafic de drogue par un tribunal serbe. Il n’a pourtant jamais été incarcéré, le tribunal l’ayant exclu à 12 reprises, officiellement pour raisons médicales, plus surement pour ses liens dans la politique serbe et avec certains hauts-fonctionnaires de la police. Dès le lendemain de son assassinat, le Ministère de l’Intérieur déclare la guerre aux Skaljarski.

Source :

  • Organized Crime and Corruption Reporting Project
  • Crimorg.com
  • OCCRP