Cet article est un extrait du prochain livre de Christian Lovis consacré à l’ANTIMAFIA qui paraîtra ces prochains mois. Toute reproduction, même partielle n’est pas autorisée sans le consentement écrit et daté de son auteur.
Nicola Gratteri est né le 22 juillet 1958 à Gerace, un petit village médiéval situé dans la province de Reggio de Calabre. Il est le troisième enfant d’une famille paysanne. Il passa toute son enfance entre les montagnes imposantes et denses de l’Aspromonte et la splendide mer Ionienne. Dans cette région montagneuse considérée comme inexpugnable, les sentiers n’apparaissent pas sur les cartes. Jadis, avant que la terrible ’Ndrangheta ne se recycle dans le trafic de drogue international, ce coin de pays servait de lieu de détention pour les otages que les clans mafiosi enlevaient contre rançon. Le rapt était leur spécialité. Les victimes étaient séquestrées pendant des mois, parfois des années dans des conditions abominables. Si la famille ne payait pas la rançon, l’otage était tout simplement abattu sans autre forme de procès. Nicola Gratteri n’a jamais quitté sa Calabre natale. Il occupe depuis le 21 avril 2016 le siège de procureur de la République au tribunal de Catanzaro, en Calabre.
Âgé de 64 ans, Nicola Gratteri est un magistrat italien qui lutte en première ligne contre la mafia. Il vit depuis 33 ans sous escorte policière et ces dernières années, les menaces d’attentat contre lui s’intensifient. Le procureur est un fervent défenseur de la justice et de la légalité. Il est considéré comme l’un des meilleurs experts judiciaires au monde contre le crime organisé. Son habileté pour recouper les enchevêtrements extrêmement complexes qui existent entre les familles criminelles mafieuses en fait un redoutable homme de l’antimafia.
Depuis plus de trois décennies, il mène un combat sans merci contre les clans calabrais de la mafia la plus puissante du monde actuellement. On estime le chiffre d’affaires de la ’Ndrangheta à plus de 50 milliards de dollars, soit plus que Starbucks et Mac Donald’s réunis. Pareillement aux juges siciliens Falcone et Borsellino qui possédaient les codes de Cosa Nostra pour avoir grandi à Palerme, le Procureur Gratteri, natif de Calabre, connaît parfaitement le crime organisé. Il explique dans une interview : « Durant ma jeunesse, j’ai rencontré de nombreux ‘Ndranghetistes. Je connais bien leur mentalité, leur philosophie criminelle. Tout ce que vous voyez est à eux, pas à vous. Dans ma région, la ’Ndrangheta contrôle la respiration, le rythme cardiaque du territoire, elle contrôle tout. Et donc, soit vous vous soumettez à leur loi, soit ils vous tuent ».

Il débute cette plongée dans l’enfer de la mafia en 1989. Après une enquête minutieuse contre la corruption, il provoque la démission du conseiller forestier et la chute des notables du conseil régional de Calabre. Surviennent alors les lettres anonymes de menaces de mort ; une pratique courante qui génère de sourdes inquiétudes, mais qui ne parvient pas à arrêter un magistrat incorruptible de la trempe de Gratteri. Devant cet obstacle, la mafia va accentuer ses menaces. Un soir d’avril 1989, un commando passe devant la maison de sa fiancée et mitraille la façade. Les fenêtres volent en éclat, heureusement, personne n’est blessé. Dans la foulée, sa jeune compagne reçoit l’appel téléphonique d’un inconnu : « Je te conseille de ne pas l’épouser, sinon tu vas épouser un homme mort ! ».
Pour réaliser le courage qu’il faut pour résister à un tel niveau de menace, le lecteur doit bien s’imaginer qu’en Calabre, la ‘Ndrangheta génère un climat de terreur et d’intimidation qui s’abat impérieusement sur les commerçants, les industriels, les hommes politiques, les journalistes ou les militants antimafia. Chacun sait le danger qu’il y a de faire obstacle à la puissante organisation criminelle bien plus forte que l’État italien. Avec pas moins de 150 ‘drine réparties sur le seul territoire de Calabre, la mafia quadrille intégralement le secteur et fait renier sa loi. Si l’intimidation ne marche pas, elle n’hésite pas à recourir à l’ultraviolence. La mafia calabraise est également la mafia la mieux armée en Europe. Profitant de sa proximité avec la mafia albanaise qui a fait du trafic d’armes de guerre sa spécialité après la guerre dans les Balkans, la ‘Ndrangheta s’est dotée de lance-roquettes, d’explosifs télécommandés, de bombes à fortes puissances, de grenades et de fusils mitrailleurs.
Le Procureur Gratteri est aussitôt placé sous protection policière. Il n’a que 31 ans, en pleine force de l’âge, pourtant, au nom de sa terre natale, il fait le serment de ne jamais lâcher son combat contre la mafia qu’il estime être un cancer qui ronge son pays. Il accepte de changer de vie du jour au lendemain. Son existence est bouleversée, remplie de dangers, blindée, faite de privation de loisirs et de liberté. Pour sa femme Marina, le choix est difficile. Mais les Calabrais ont la réputation d’être des têtes de mules et l’amour est plus fort que tout. Elle se marie avec Nicola Gratteri, bien vivant encore 33 ans plus tard ! Le courageux couple a eu des enfants comme pour conjurer le mauvais sort et refuser de vivre sous le diktat de la mafia. L’auteur d’Antimafia.NET ne divulguera, bien sûr, aucune information plus détaillée sur ce sujet.
Il y a actuellement 33 ans que Gratteri est escorté jour et nuit, 7 jours sur 7. Il ne se déplace plus qu’au milieu de convois de voitures blindées fonçant à tombeau ouvert pour éviter de devenir une cible facile en cas d’immobilisation. Pour diminuer les risques liés aux déplacements, le procureur Gratteri ne va jamais au restaurant et mange tous les jours au bureau. Il vit sans arrêt enfermé, ne va jamais à la mer, ni en vacances. Quand un journaliste lui demande s’il est surpris d’être toujours en vie malgré la menace constante, Gratteri répond avec le sourire : « Parfois oui c’est ce que je me dis. Que j’ai de la chance. D’ailleurs, je pense tout le temps à la mort, mais on ne peut que continuer à vivre comme ça, parce que vivre comme un lâche n’a aucun sens ! »

Les plans d’attentats ourdis par la ’Ndrangheta
Juin 2005
En 2004, les services de renseignements de sécurité intérieure du gouvernement italien alertent d’un risque imminent d’attentat contre Nicola Gratteri, alors procureur adjoint de Reggio de Calabre. L’escorte est immédiatement renforcée et les enquêteurs profitent d’une largesse de la justice italienne qui autorise les policiers à dissimuler des micros dans la cour de promenade des prisons. Un an après, en juin 2005, ils interceptent une conversation entre deux détenus de la ’Ndrangheta qui évoquent explicitement plusieurs manières de faire exploser le procureur avec son escorte. Une opération policière est mise sur pied et quelques jours plus tard, dans la plaine de Gioia Tauro, les carabiniers du ROS (Raggruppamento Operativo Speciale) découvrent un véritable arsenal de guerre prévu pour l’attaque. Un kilo de plastique avec détonateur, des lance-roquettes, des grenades et des Kalachnikovs sans doute destinés à attaquer le convoi du magistrat.
13 janvier 2016
La Calabre est située de l’autre côté d’un bras de mer à seulement quelques kilomètres de Messine, en Sicile. Le fils du procureur Gratteri étudie en toute discrétion dans la prestigieuse université de la ville. Par un matin d’hiver, deux individus sonnent à la porte de la résidence. Le jeune homme appuie sur l’interphone et demande :
- Qui est-ce ?
- Buongiorno, c’est les policiers d’escorte, ouvrez, nous devons vous parler !
- Okay, je vous ouvre, je suis au troisième étage.
- Grazie, répond l’individu.
Sans se méfier, il appuie sur le bouton qui déclenche l’ouverture de l’entrée. Les deux hommes rentrent dans l’immeuble, s’enfilent dans l’ascenseur et montent les niveaux. Le fils du magistrat entrouvre la porte, mais laisse clos le portail métallique qui barre le seuil de l’appartement.
Au moment où la cabine ralentit sa course, le jeune homme remarque que les deux types n’ont pas d’uniforme et portent des cagoules. Il referme rapidement la porte, se barricade et appelle immédiatement son père. Les deux individus dévalent alors les escaliers et s’enfuient. Malgré la vérification des images de vidéo-surveillance, les enquêteurs ne parviennent pas à retrouver les suspects. La sécurité autour du procureur et de son entourage est encore une fois renforcée.
En 2020, le collaborateur de justice Maurizio Maviglia (surnommé « Lupin ») révéla des détails sur cet épisode en confirmant qu’il s’agissait bien d’une tentative d’assassinat ourdi par la ‘Ndranghetta pour se venger du procureur.
En 2021, Antonio Cataldo, un autre repenti évoqua que depuis 2013, il existait plusieurs projets d’attentat qui avaient été planifiés contre le jeune homme. Parmi ces projets figurait un assassinat qui aurait été maquillé en accident de voiture.
Janvier 2019
Dès le début de l’année 2019, les menaces s’accentuent et la tension monte encore d’un cran. Le procureur passe toutes ses journées dans son bureau du palais de justice. Son escorte est davantage renforcée et des mesures de sécurité supplémentaires sont prises autour du tribunal de Catanzaro. Les bouches d’égout sont scellées et les boîtiers de gaz et d’électricité sont consolidés.
Malgré cette tension continue, Gratteri maintient la pression judiciaire sur les mafiosi. Le 29 mai 2019, il ordonne l’opération « Malapianta » qui conduit à l’arrestation de 35 individus dans la région de Crotone. C’est un succès majeur avec le démantèlement de la ’Ndrangheta locale de San Leonardo di Cutro. L’un des clans les plus anciens, les plus féroces et les plus dangereux de la province.
L’enquête établit qu’outre la domination incontestée du trafic de drogue entre les provinces de Crotone et de Catanzaro et l’usure pratiquée contre divers entrepreneurs jusque dans le nord de l’Italie, le clan contrôlait la gestion des villages touristiques en s’adonnant au racket, mais aussi en régentant l’embauche des travailleurs choisit selon leurs critères, éliminant de ce fait, toute forme de libre marché et de concurrence.
Au fil des décennies, la ’Ndrine de San Leonardo a diversifié ses opérations criminelles, passant de la contrebande de cigarettes au trafic de stupéfiants, à l’usure et à l’extorsion. Selon les repentis que le procureur Gratteri a interrogés, ce clan domine la région depuis les années 70′.
Les enquêteurs ont constaté que les chefs de la ‘Ndrine de San Leonardo di Cutro étaient fortement inquiets des enquêtes menées par le procureur Gratteri. Lors des écoutes, les boss se montraient insultants : « C’est un fils de pute ! ». Ils mentionnaient le juge Giovanni Falcone tué par Cosa Nostra : « Gratteri, s’il continue comme ça, c’est un mort ambulant. C’est un homme mort qui marche (rire) ». En s’amusant de cette phrase, le mafioso fait référence à une citation de Falcone : « Les Hommes passent, mais les idées restent et continuent à cheminer sur les jambes d’autres Hommes ».
Au cours de l’enquête, les policiers constatèrent que les mafiosi tentaient de connaître le lieu de résidence du magistrat, évidemment tenu secret pour des raisons de sécurité. « Il faut le traquer ! Nous allons bien le découvrir où il habite celui-là ! ».
Une des conversations espionnées alarma fortement les forces de sécurité en charge de la protection du chef du Parquet: « S’il touche d’autres politiciens de la région, ils le traqueront […] ils l’avaient promu exprès pour le traquer ». Le mafioso fait sans doute allusion au changement d’affectation du procureur nommé d’urgence à Catanzaro en 2016 (Hypothèse de la rédaction).
On pouvait aussi entendre les patrons du clan maudirent les collaborateurs de justice qui passaient à table depuis quelques mois.
Janvier 2020
Après le coup sévère porté aux clans de San Lorenzo di Cutro et Siderno, les enquêteurs mettent en lumière d’autres menaces interceptées lors des écoutes téléphoniques. Ils parviennent à savoir qu’un plan d’assassinat était sur le point d’être mis à exécution entre 2014 et 2015. Un des patrons de clan dit à son homologue : « Celui-là, s’ils ne l’arrêtent pas, il les aura tous ».
Il ressort de cela que le magistrat est étroitement surveillé par les clans. « Gratteri a été en Amérique, les enquêtes sont parties de là, de l’Amérique… pour aller en Colombie… mais parce qu’ils les ont tous pris dans ces zones de Reggio de Calabre, il les a fait prendre… Et maintenant il est passé à Crotone… à Catanzaro ».
22 janvier 2020
En janvier 2020, le service d’escorte apprend que les patrons de la ‘Ndrangheta ont mobilisé des tueurs supplémentaires pour attenter à la vie du magistrat. Ils échangent leurs voitures blindées contre des SUV qui garantissent un niveau de protection personnelle maximal pouvant résister aux explosions. La surveillance des itinéraires de Gratteri et consolidée avec des tireurs d’élite sur les toits prêts à intervenir et des hélicoptères dans le ciel pour surveiller la zone. En outre, par mesure de précaution, tous les engagements dans des lieux ou des situations potentiellement dangereux sont réduits au minimum.
Juin 2020
Le 30 juin 2020, une lettre anonyme est remise à la compagnie des Carabiniers de Lagonegro, dans la province de Potenza. La missive décrit avec une certaine crédibilité un nouveau projet d’attentat contre Gratteri. La missive rapporte que la ‘Ndrine Mancuso aurait chargé un homme de confiance de réaliser un projet d’homicide et confié la mission à un tueur résidant à Belvedere Marittimo (Cosenza). Le parquet de Salerne a ouvert une enquête contre inconnu.
Mai 2022
Si les membres de la ‘Ndrine de San Leonardo dépeignaient Gratteri comme « un mort-vivant qui finira comme Falcone», les professionnels de son escorte estiment que le procureur n’a jamais été autant en danger qu’aujourd’hui. Selon eux, ça n’est plus seulement la ‘Ndangheta qui prépare une grande attaque, mais tout un système de pouvoir. Ces graves accusations sont étayées depuis que les différentes sphères de pouvoir se sont rendues compte que Gratteri est parvenu à créer une collaboration très étroite entre les ministères publics de Reggio di Calabre et Catanzaro. Les enquêtes du procureur de la République ont des ramifications dans tous les domaines. De la politique à la justice, il fait trembler des sphères d’influence comme des syndicats de patrons locaux, des membres corrompus de la franc-maçonnerie et de criminels en col blanc.
6 mai 2022
Les services secrets d’un pays d’Amérique du Sud auraient envoyé un rapport confidentiel à leurs homologues italiens à la suite d’interceptions téléphoniques qui évoquaient un autre projet d’attentat contre le Procureur. Le projet dans une phase avancée de préparation devait être exécuté le long de la route reliant le domicile du magistrat et son bureau, de Gerace à Catanzaro. Une grande quantité d’explosifs devait être actionnée à distance. On se souvient que les juges Falcone et Borsellino ou encore Rocco Chinnici ont été assassinés par la mafia par des attentats à l’explosif malgré des escortes importantes. En espérant sincèrement que l’État italien protège cet homme de l’antimafia avec force et détermination. Le Procureur Gratteri est un héros des temps modernes. Et le monde a besoin de héros !
C. Lovis
Source : Presse italienne & Guardia di Finanza